Daniel Ichbiah – ©L’Optimum décembre 2004

La saga de l'iPod

Ce texte a été réalisé par Daniel Ichbiah auteur de Les 4 vies de Steve Jobs

"Par les créateurs de l'iPod…" Pour vanter les mérites de son nouvel ordinateur G5, le fameux modèle où ne subsiste que l'écran, Apple n'a pas hésité à faire référence au succès de son baladeur. Fallait-il y voir un clin d'œil amusé ou une réelle démarche de positionnement vis-à-vis d'un public captif ? Sans doute un peu des deux…

"Certains acheteurs de l'iPod envisagent aujourd'hui d'acquérir un Mac," confie le responsable d'une boutique dédiée au petit appareil de poche. Et oui… L'iPod est le plus grand succès d'Apple et c'est par son biais qu'une majorité de gens découvrent aujourd'hui le style particulier de ce constructeur. D'aucuns font également remarquer que le design hyper sobre du G5 et sa finition blanche n'est pas sans rappeler celui de l'iPod. D'autant que dans les deux cas, cet aspect délicieusement minimaliste a été conçu par un designer de génie : Jonathan Ive…

"Supprimer tout ce qui n'est pas nécessaire," et aller dans le sens d'une "totale sérénité" font partie des crédo de Ive. Le concepteur de l'iPod est un britannique tranquille, né dans l'Essex à l'Est de Londres. Il n'a pas seulement conçu le fameux baladeur d'Apple, il a été l'élément moteur de la résurgence d'Apple.

Né d'un père orfèvre, Jonathan a toujours aimé construire des objets et avait jadis pour hobby la fâcheuse manie de démonter les appareils audiovisuels du domicile pour tenter de les remonter ensuite. Devenu étudiant dans une école d'art de Londres et désireux de concevoir des carrosseries d'automobiles, Ive manifeste sa distance vis-à-vis de ses pairs qu'il trouve étranges : "ils faisaient 'vroom vroom' pendant qu'ils dessinaient…"' À Newcastle où il étudie le design, il retient l'attention de Clive Grinyer, aujourd'hui professeur et qui témoigne de l'exigence de cet élève particulier : "Ive pouvait construire 100 modèles pour son projet final là où la plupart des étudiants se contentaient de six."

Son diplôme en poche, Jonathan Ive est embauché par une société de conseil, Tangerine. Tandis qu'il conçoit de nouveaux équipements pour une salle de bain, il se voit confier le projet d'émettre quelques idées neuves concernant le marché des ordinateurs portables pour le compte d'Apple. La chance veut qu'à quelques jours d'intervalles, son projet de toilette se voit refusé et qu'en revanche, celui de l'ordinateur soit retenu…

Peu de temps après, en 1992, Ive se voit convié par Apple à rejoindre la firme dans ses locaux de Cupertino en Californie. Il y conçoit notamment le Newton, un ordinateur de poche qui préfigure le Palm Pilot mais dont la commercialisation sera brève. Pourtant, Ive s'ennuie chez Apple et il en faut de peu pour qu'il ne donne sa démission. Il est vrai que la société n'a plus le panache qu'elle a eu par le passé. Depuis le début des années 90, Apple a perdu sa marque de distinction initiale, ce qui avait fait qu’un grand nombre d’utilisateurs adulaient la marque et se considéraient volontiers comme « membres de la tribu ».

Conscient des difficultés rencontrées par la marque, son président, d'Amelio, prend contact avec le fondateur d'Apple, Steve Jobs. La démarche n’est pas aisée. En 1985, un an et demi après le lancement du Macintosh, John Sculley qui dirigeait alors Apple a mis Steve Jobs sur une voie de garage, jugeant que ses excès mettaient en péril la survie de la société. Peu après, Jobs a donné sa démission et depuis, il n’a jamais retrouvé son aura d’antan, à une exception près : à l’automne 1995, il s’est refait une santé sur Pixar, qui a produit Toy Story.

C’est en 1996 que d’Amelio appelle Jobs à la rescousse. Ce dernier repère aisément d’où viennent les problèmes de la société Apple : les ordinateurs qu’elle fabrique ressemblent désormais à de banals PC. Ils n’ont plus cet aspect distinctif qui caractérisaient le premier Macintosh.

Dès le retour de Jobs, la situation de Ive change radicalement. Le père du Macintosh originel détecte immédiatement le potentiel du designer britannique. En premier lieu, il accroche totalement à l'une des idées émises par Ive mais rejetée en interne : celle d'un ordinateur constitué d'un écran de couleur en plexiglas... Jobs se sent interpellé : Ive est sensible à ce fameux facteur qu'il apprécie tant lui-même : toutes ces choses « non quantifiables » d’un appareil…

L'iMac conçu par Ive voit le jour en 1997. Avec son aspect délicieusement translucide et ses teintes acidulées, il remet Apple sur le devant de la scène et se vend par millions d'exemplaires. Commentaire de Ive : « les acteurs de l’industrie informatique sont obsédés par la performance et il en résulte des designs froids et sans âmes ». Le look de l’iMac fait école et se voit adopter dans toutes sortes d’objets. Ive a gagné ses galons et sa « pâte » va désormais s’inscrire dans les principaux objets maison.

Or, au cours de l'année 2000, un dénommé Tony Fadell de la société PortalPlayer entre en contact avec Apple. À cette époque, le téléchargement de chansons au format MP3 sur Internet depuis le site Napster fait couler beaucoup d’encre. Les maisons de disques ont sorti la batterie juridique afin d’enrayer le phénomène. L’idée de Fadell consisterait à coupler un baladeur MP3 avec un service de téléchargement musical payant et donc licite. Il a d’ailleurs pris contact avec d’autres sociétés parmi lesquelles figurent IBM, Philips et Teac.

« Ce projet va permettre de remodeler Apple. D’ici une dizaine d’années, vous serez une entreprise de musique et non plus d’informatique, » prétend Fadell lors sa sa rencontre avec Jobs. Ce dernier est rapidement séduit par cette opportunité de diversifier Apple. Jobs demande à PortalPlayer d’abandonner les liens établis avec tous ses autres clients en matière de baladeur et demande une exclusivité sur les développements effectués. Au début de l’année 2001, Fadell est recruté par Apple et se voit attribuer une équipe de 30 personnes. L'un des vices-présidents, Jon Rubinstein, épaule Jobs sur le projet iPod qui reçoit une attention toute particulière au sein de la société californienne. Apple impose diverses spécificités au niveau du matériel notamment un format de compression, l’AAC, différent de l’ultra-populaire MP3, car bien meilleur au niveau de la qualité : il est vrai que le mélomane Steve Jobs est hyper exigeant sur la chose.

Si l'appareil pêche à un niveau, c'est sur son aspect externe. Les prototypes conçus par PortalPlayer ressemblent trop à des appareils "informatiques", que ce soit sur la forme comme l'usage. Une fois de plus, l'imaginaire de Jonathan Ive est sollicité.

Pour le futur iPod, Jobs veut un objet « si simple, si lumineux que l’on n’imagine même pas qu’il puisse avoir été fabriqué ». Message reçu : Ive ferme la porte aux canons habituels de la hi-fi noire ou métallisée et conçoit le fameux boîtier blanc. Il apporte sa touche jusque dans les écouteurs qu'il conçoit d'une blancheur analogue à l'appareil - du jamais vu en la matière !

L'atout de Ive, c’est qu’il fonctionne « à l’envers » : il part de l’objet dont il rêve et contraint les ingénieurs à faire entrer les composants dans l’appareil en question ! Et à en croire certains de ses amis, son secret résiderait dans la capacité à "penser de manière latérale" : son inspiration peut venir de n'importe où. L'idée de l'iMac coloré est ainsi venue de l'observation de boules de gomme. La souris transparente a été inspirée par l'observation de gouttes d'eau. Une lampe orientable a donné l'idée du deuxième iMac, constitué d'un écran sur un socle. L'iPod lui-même ressemble tout simplement à un paquet de cigarettes !

Jobs attache une importance majeure à l’iPod et organise des réunions toutes les 2 ou 3 semaines pour prendre le pouls. Il insiste notamment pour que l'appareil comporte un nombre de boutons minimal. « Il est intervenu dans les moindres aspects du projet » a déclaré Ben Knauss alors haut cadre chez PortalPlayer dans Wired, « et il est rare qu’il s’implique à un tel niveau. » Selon ce qu’il a rapporté, Steve Jobs voulait une simplicité de manipulation enfantine et s’emportait s’il lui fallait appuyer plus de 3 fois pour obtenir la chanson désirée. Et comme il est à moitié sourd, il a obligé les concepteurs à permettre de monter le niveau d'audition à un volume particulièrement élevé.

Plus la date de sortie s’approche et plus l’implication de Jobs s’accroît : au final, il prend quotidiennement des nouvelles du petit appareil. Alors que la date de lancement se précise, le projet manque d’être annulé : il se trouve que les batteries ne tiennent que durant seulement trois heures, même lorsque l’appareil est éteint. Acculé, PortalPlayer se retrouve contraint de trouver une solution d’extrême urgence. L’iPod est ainsi sauvé in extremis.

L'iPod est lancé le 23 octobre 2001 suite à une annonce mystérieuse d'un nouvel appareil qui ne serait pas un ordinateur. À peine dévoilé, le petit nouveau affiche sa différence par sa compacité et la pureté de ses lignes. Quelle classe !… Le transfert de plusieurs chansons ne prend que quelques secondes. La présence d'un disque dur (5 Go sur le premier modèle) signifie qu'il est possible de stocker d'immenses volumes de musique. Certes en comparaison d'autres lecteurs de musique, l'iPod paraît bien cher : 400 dollars. Et le logiciel de gestion des morceaux, l'iTunes n'est encore disponible que sur les Mac. Mais dès la fin 2001, il s'avère que 125 000 exemplaires ont déjà trouvé acquéreur.

L'iPod connaît plusieurs évolutions, notamment au niveau de son disque dur qui passe à 10 Go en mars 2002, puis 20 Go au cours de l'été. En parallèle, l'appareil devient compatible avec l'immense parc des ordinateurs PC sous Windows.

En France, toutefois, les iPods subissent un revers temporaire - Jobs a voulu qu'ils aient un volume d'écoute très élevé pour compenser sa relative surdité et du coup, les appareils dépassent le niveau maximal de 100 dB. Ils doivent donc retourner en usine et se voir limités à un volume décent. Tout cela n'empêche l'appareil de gagner des adeptes - à la fin 2002, le parc s'élève à 700 000 unités.

Avril 2003 voit Apple annoncer un modèle à 30 Go (7 500 chansons). Le timing est parfait car Steve Jobs en profite pour annoncer une autre révolution : l'iTunes Music Store. Le fondateur d'Apple a pris contact avec des artistes tels que les Eagles, Mick Jagger ou Bono afin de les convaincre de placer des chansons en ligne pour le lancement de la boutique. Mieux encore, il est parvenu à obtenir le ralliement des cinq principaux géants de l'industrie du disque. Certaines stars telles qu’Alanis Morissette acceptent de proposer quelques inédits sur l’iTunes. À 99 cents la chanson, le fondateur d'Apple prend le pari comme quoi les internautes préféreront télécharger des morceaux en toute légalité. La façon dont l'iPod communique le plus naturellement du monde avec ce service séduit les utilisateurs occasionnels, réfractaires à la complexité habituelle de l'informatique.

Le millionième iPod est vendu en juin 2003 et dès à présent, quelque chose semble en train de se passer. L'objet a acquis le même symbole que jadis le Macintosh originel, adulé des artistes. De Karl Lagerfeld qui en possède plusieurs dizaines à Alicia Keys, de Bono à Robbie Williams, de Will Smith à Steven Spielberg, l'iPod s’affiche dans les mains des stars qui semblent même prendre un malin plaisir à l'exhiber - il est accroché à la ceinture de David Beckham. Ce n'est plus un baladeur, c'est un objet fashion ! Steve Jobs prend le pouls d'un tel phénomène alors qu'il se promène dans New York. "À chaque coin de rue, je croisais quelqu'un avec des écouteurs blancs. J'ai alors pensé : oh mon Dieu, c'est en train d'arriver !…" a-t-il déclaré à Newsweek.

L'iPod a fait d'Apple le n°1 de son secteur, une chose qui ne lui était presque jamais arrivée, et la furie ne fait que commencer. Dès la rentrée, un nouveau modèle apparaît avec cette fois-ci une capacité de 40 Go. La rumeur d'un iPod miniature apparaît aux alentours de Noël et ne fait que s'amplifier. Elle a pour source le fait que Toshiba a dévoilé un disque dur plus réduit encore que celui utilisé auparavant (1 pouce au lieu de 1,8).

Le 6 janvier, Jobs dévoile le nouveau bébé et c'est un véritable choc. Gracieux dans son boîtier d’aluminium de couleur qui lui donne l’allure d’un accessoire de mode, l'iPod Mini est d'une rare élégance. La réduction de taille entraîne une baisse des capacités : son disque dur n’est que de 4 Go, mais en attendant qu'il est craquant ! L'iPod Mini devient presque instantanément, l'objet ultra-branché du moment. Il suffit à Apple de laisser entrevoir quelques photos pour que 120 000 pré-commandes soient enregistrées. Et comme il connaît des ruptures de stock, certains modèles trouvent acquéreur au double de leur prix normal sur eBay. Très vitre, l’iPod mini apparaît sur le bras ou à la ceinture des skaters de Santa Monica et chacun prend un malin plaisir à l’arborer en public.

Le modèle originel n'est pas en reste. Plusieurs lieux officiels l'adoptent - il sert de guide pour la visite de Chenonceaux. Certains constructeurs automobiles l'installent en standard dans leurs modèles les plus "mode", de la Smart à la Coccinelle en passant par les BMW Série 3. Quant aux accessoires, ils se multiplient : Gucci lui a conçu un boîtier, Bose des baffles, l’émetteur FM iTrip l’envoie vers l’autoradio de l’automobile, un accessoire le transforme en dictaphone, etc.

Sur l'année 2004, l'iPod est clairement devenu un phénomène de société. Il a fallu 20 mois pour passer le premier million, 6 mois pour le deuxième, 4 pour le troisième et la croissance attendue sur 2005 serait de 300% selon la société d’études Forrester Research. En septembre 2004, sa part dans le domaine des lecteurs de type MP3 est estimée à 58%. Quant à l'iTunes Music Store, en l’espace d’un an, il s’est arrogé 2% du marché global de la vente de musique, tous supports confondus et dénombrait 150 millions de titres téléchargés en octobre ! Mieux encore, ce service qui a été inauguré en juin sur l'Europe a lancé la mode des « playlists » que l’on s’échange volontiers, selon que l’on est adepte d’ambient, de progressive funk ou de musique des îles…

De son côté, Ive rêve à d'autres produits bellissimes. Tout en conservant la modestie de ceux qui n'ont rien à prouver. De l'extérieur, il ne laisse en rien transparaître qu'il est mondialement respecté pour la finesse de ses créations, Ive arbore la tenue typique de la Silicon Valley : jean et T-shirt. C'est tout juste s'il porte une montre conçue par un designer australien et s'il se déplace dans un joli coupé Aston Martin. L'un de ses amis, le DJ John Digweed a témoigné qu'il lui avait fallu plusieurs mois avant qu'il ne réalise que Ive était le concepteur de l'iMac et de l'iPod… Et de citer un dîner à San Francisco à laquelle l'homme d'Apple avait assisté avec son épouse, l'historienne Heather : 'Jonathan expliquait comment il avait conçu divers objets et je me suis surpris à penser : mon Dieu, son travail est quotidiennement utilisé par des créatifs du monde entier et il n'a aucun ego sur le sujet !"

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