chronique décembre 2001- daniel ichbiah

L'E-mail, activisme des paresseux

 

Lorsqu'il se produit un événement tragique ou à même de restreindre les libertés, il est courant de recevoir par voie d'E-mail un appel à "signer" une pétition électronique. Leurs initiateurs sont souvent animés de bons sentiments et pensent sincèrement qu'ils font là œuvre utile. Pourtant, il s'agit probablement de la forme d'action la moins efficace qui soit.

Une pétition par E-mail pêche par de nombreux aspects mais le premier est l'absence de réelle possibilité pour le destinataire d'en mesurer l'importance. La raison est simple. Posons qu'un dénommé Jo Bingo adresse un E-mail à ses 30 meilleurs amis. Il se place naturellement en tête de liste. Les 30 individus en questions renvoient à leur tour ce message à 50 autres personnes. A présent, le nom de l'originateur se retrouve déjà sur 150 pétitions. L'effet se multiplie ensuite de manière géométrique. Sur l'une des chaînes, allons trouver par exemple Jo Bingo suivie de Juliette Mansart puis de Paul Gaspi et ainsi de suite... Les mêmes noms en en-tête, dupliqués sur des centaines et centaines de listes. Au final, une telle pétition n'a donc aucune valeur (ne prenons même pas en compte ici le fait qu'il est possible à n'importe quelle personne d'ajouter une dizaine de noms bidons dans une liste).

Deuxième souci pour ces pétitions par E-mail, c'est qu'il faut bien qu'un jour tout de même, le message puisse arriver au destinataire prévu au départ. Dans le meilleurs cas, la lettre électronique porte donc la mention suivante : "si vous êtes le 70ème de la liste, merci de renvoyer cet E-mail à Untel qui va rassembler les noms"... Mais, et c'est fort étrange, ce n'est pas toujours le cas, sans doute parce qu'à force de copier-coller, certains oublient de recopier l'intégralité du texte. Du coup, certaines pétitions circulent en "roue libre" sans que l'on sache au juste qui, à la fin, va l'expédier à son destinataire.

Imaginons qu'au final, l'intéressé reçoive l'E-mail en question. Un message frondeur, énonçant sans ambages quelque abus, et portant quelques milliers de noms... Comme à l'autre bout, nous avons des personnages éminents tel que George W. Bush, le PDG de Total ou d'une autre multinationale, il y a fort à parier que ces gens là ne lisent pas directement leur courrier - ils disposent d'un staff entier pour s'occuper du menu fretin. Il est donc possible qu'ils ne soient jamais informés de l'arrivée d'une pétition noyée parmi des centaines d'autres. Il est tellement facile de glisser un E-mail dans la corbeille !

Que l'on aille pas croire qu'il y a là un appel à baisser les bras et ne rien faire pour défendre une cause qui tiendrait au cœur de certains. Mais il faut pourtant le regarder en face : la pétition par E-mail est un acte paresseux, qui demande un effort minimal et son effet est proportionnel à cette mollesse sous-jacente.

Franchement, il est probable qu'aucune entité n'a jamais lu les pétitions qui lui étaient adressées. Ce qui a jamais pu avoir un impact, c'est le fait que l'on dépose pendant plusieurs jours de gigantesques sacs postaux à la porte d'un bâtiment officiel. Du volume, du poids, du papier ! C'est ainsi qu'un grand de ce monde pourra percevoir qu'un mouvement d'opinion. Le personnel qui aura peiné à se coltiner les sacs aura à cœur de faire remonter l'information : "Monsieur le Président, nous avons reçu des dizaines de milliers de lettres demandant que vous révisiez votre avis concernant tel projet...". L'autre solution éprouvée pour qui veut faire entendre un son de cloche consiste à descendre dans la rue et manifester quand bien même il pleuve ou il neige. C'est sûr, cela demande plus d'effort que de cliquer sur le bouton "Envoi" d'un logiciel.

Un dernier point. Les agences de renseignements doivent se réjouir de l'apparition des pétitions par E-mail. Il fut un temps où celui qui désirait savoir qui pensait quoi devait ouvrir des milliers d'enveloppes, parcourir les lettres, déchiffrer l'écriture... Aujourd'hui, la CIA et consorts pourraient dire un grand merci à ces internautes qui leurs mâchent le travail en remettant les mêmes données sous une forme immédiatement exploitable de manière informatique !